la frustration collective


     Les gouvernants devraient relire plus souvent Tocqueville. Ils y trouveraient bien souvent les solutions aux problèmes contemporains. Ainsi le président Macron se rendrait compte de la gravité de la crise provoquée par la reforme des retraites.

     Il ne s'agit pas ici de savoir si cette réforme est ou n'est pas nécessaire, si le rallongement de la durée de cotisation est une bonne chose ou non. Les spécialistes de ces questions sont eux mêmes en désaccord sur ces points. Les violences d'une petite minorité de l'ultra-gauche ne doivent pas masquer le très grand mécontentement de l'opinion publique.

      Il est donc indispensable de comprendre pourquoi cette réforme a provoquée un rejet aussi fort dans la population. Certes, l'union syndicale s'est réalisée pour un rejet de la réforme, mais le très faible taux de syndicalisation en France non plus que le maigre taux d' adhésions aux partis politiques ne permettent d'expliquer une telle mobilisation.

    Il semblerait plutôt que l'explication se trouve dans ce que les sociologues, après Tocqueville ont appelé la frustration collective. Dans son livre « les origines », Gerald Bronner explique trés clairement ce phénomène comme étant « l'écart entre ce que nous croyons pouvoir désirer et ce qui est véritablement accessible » . Depuis des années, les économistes nous prédisent en effet que la société future sera une société des loisirs, que la robotisation remplacera le travail humain, que l'Intelligence Artificielle se substituera aux taches administratives, que la durée du travail sera ramenée à 32 heures par semaine reparties sur 3 ou 4 jours. La retraite, prise de plus en plus tôt sera une période durant laquelle les travailleurs pourront profiter de ce temps libre pour s'épanouir en pratiquant une activité sportive ou culturelle. Certains allaient même jusqu'à prédire la disparition de totale travail et en conséquence une allocation minimale pour tous pour compenser cette disparition.

     Ce discours, répété à l'envie, a crée une véritable espérance pour tous les travailleurs que la reforme Macron prend à contre-pied. En rallongeant de deux ans la durée de cotisation, le Président Macron torpille cette espérance et crée par là une frustration collective. Cette frustration va perdurer et la promesse de réformes à venir ne permettra pas de résorber cette frustration.

     Lorsque le Président Sarkozy avait lancé son « travailler plus », il avait pris soin d' ajouter « pour gagner plus ». Le Président Macron aurait dû énoncer qu'il fallait « travailler plus longtemps pour une retraite plus équitable ». Sans le deuxième terme de la proposition, la phrase contrecarrait tout le discours récurant sur la disparition du travail et ne pouvait que provoquer une déception collective ressentie comme une injustice.

      Le pouvoir en place devra à l' avenir faire preuve de plus de prudence et veiller à ne pas contrecarrer d'autre espérances collectives car toutes les révolutions sont nées de frustrations collectives. L'augmentation du pouvoir d' achat pour les travailleurs les moins rémunérés est une autre espérance collective. Il ne faudrait pas qu'une récession d'origine internationale ne vienne briser cette aspiration. Il en va de même pour la pénibilité que l'on nous annonce devoir disparaître en raison de la robotisation des taches douloureuses et répétitives. Or la robotisation est souvent très gourmande en énergie. Il ne faudrait pas qu'une volonté de décroissance ne vienne troubler cet espoir. L'idée de décroissance est incompatible avec « la fin du travail » telle qu'annoncée par Jeremy Rifkin.

      La crise des gilets jaunes a été provoquée par des mesures qui ont été comprises comme des restrictions à la libre jouissance de l'automobile, l'auto pour tous étant un rêve bien ancré dans l'inconscient collectif . L'habitat individuel est une autre espérance collective qui pourrait être contrariée par ceux qui affirment que la maison individuelle est un non-sens écologique au motif qu'elle nécessite plus de matériaux de construction et contribue plus à l'artificialisation des sols . Les tendances écologistes à la décroissance sont portées par des idéaux souvent en contradiction avec les espérances collectives. Il ne faudrait pas que le pouvoir, pour gagner quelques voix chez les écologistes, ne crée de nouvelles frustrations collectives qui pourraient être à l'origine de situations prérévolutionnaires que les partis extrémistes s'empresseraient d'exploiter .

     Les idées, comme les machines peuvent en effet être frappées d'obsolescence. Les difficultés commencent quand les idées nouvelles remplacent des idées obsolètes sans que ces dernières soient encore abandonnées par le commun des mortels. Reformer, ce n'est pas opposer la réalité à des espérances collectives, c'est substituer de nouvelles espérances à des espérances devenues obsolètes. C'est toute l'ambiguïté du « en même temps » !