l'avenir radieux du complotisme
Que l'on parle de complotisme ou de théorie du complot, le phénomène se développe de plus en plus et infecte une frange croissante de la population. Ce qui est particulièrement inquiétant, c'est que les crédules se recrutent dans toutes les catégories socio-professionnelles quels que soient leurs niveaux culturels.
Pour comprendre ces phénomènes complotistes, il est utile d' examiner les circonstances qui leur permettent de se développer, leurs scenarii auxquelles ils obéissent et les outils de diffusion qu'ils utilisent.
Pour qu'une théorie du complot puisse prospérer, il faut une catastrophe ou une crise, politique, économique ou sanitaire dont les causes sont complexes ou mystérieuses et qui ne peuvent donc être expliquées de manière simple. Face à cette complexité, il y a naturellement un débat qui s'installe avec des avis contraires. Cette absence d'explication limpide rend l'opinion publique anxieuse et déstabilise l'autorité.
Il faut également une idéologie sous-jacente qui va orienter la théorie. Cette idéologie peut être de gauche comme de droite, raciste, écologique, religieuse, libérale ou marxiste. C'est cette idéologie qui va désigner le ou les responsables de la crise: les juifs, les laboratoire pharmaceutiques, les spéculateurs, les capitalistes, les francs-maçons ou les immigrés. Ce qui est important c'est que la responsabilité de la crise soit imputée à une minorité que l'on puisse stigmatiser comme bouc-émissaire , peu importe que cette minorité soit difficilement identifiable comme la mafia ou les services secrets.
Celui qui lance la rumeur est le plus souvent paranoïaque, persuadé que tout se ligue contre lui et qu'il est le seul à pouvoir comprendre les choses. Plus rarement il s'agit d'un cynique total , qui ne croit pas du tout à la théorie qu'il avance et agit dans un but de vengeance ou de prise de pouvoir .
Le scenario de la théorie est souvent identique. On commence par affirmer : «on vous ment ». puis on avance qu'il existe une conjuration minoritaire mais puissante qui tire les ficelles pour asseoir son pouvoir ou sa richesse. On assène alors une myriade de preuves, toutes plus incontrôlables les unes que les autres. C'est l'application de ce que les sociologues appellent la théorie du mille feuille. On asphyxie le public sous une avalanche d'affirmations relevant de spécialités les plus diverses. Ce n'est pas la pertinence de chaque preuve qui est recherchée mais l'accumulation, ce qui rend la réfutation fastidieuse. Quoiqu'il en soit, toute réfutation est inutile pour deux raisons: la première est qu'il n'est de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. La seconde est que la réfutation va être retournée comme étant la preuve de l 'existence du complot, le contradicteur faisant naturellement parti du complot.
Au fil des années, l'outil de diffusion a varié. La rumeur a certainement été le plus ancien. A chaque épidémie, on a recherché des bouc-émissaires.On a même été jusqu'à accuser les médecins juifs d'avoir provoqué des épidémies. Avant la révolution française , les disettes et famines des années précédentes avaient donné naissance à une rumeur selon laquelle la disette était due aux accapareurs qui stockaient le grain pour affamer le peuple alors qu'en réalité le stockage était le seul moyen de réguler les aléas de récoltes fluctuantes en raison d'aléas climatiques .A cette époque, pour fuir la censure, les écrits frondeurs étaient imprimés à l'étranger, ce qui contraignait le pouvoir monarchique à racheter à l'imprimeur la totalité du stock imprimé pour éviter sa diffusion.
Avec la liberté de la presse, la diffusion des théories complotistes est plus aisée bien que les rédactions, soucieuses de préserver la crédibilité de leur journal, freinent heureusement la diffusion de totales inepties . Les dreyfusards comme les antidreyfusard vont s'étriller, complot juif et cosmopolite contre complot militaro-clérical et nationaliste. La théorie du complot sera à l'origine du nazisme avec la publication du protocole des sages de Sion. L'absence d'élucidation de l'attentat contre JF Kennedy favorisera l'émergence de plusieurs théories fustigeant la CIA, le lobbies pétrolier ou la mafia.
Avec Internet et les réseaux sociaux s'ouvre l'ère du triomphe du complotisme. Plus aucune rédaction pour exercer le moindre contrôle. Tout peut être publié, et plus c'est gros, plus ça marche. Les médias classiques pour ne pas être dépassés et pour de faire de l'audience sont prêts à relayer les thèses les plus absurdes sans souvent apporter de critiques étayées. Quand les médias classiques dénoncent des théories complotistes, cela est sans effet parce que les crédules ne s'approvisionnent en informations que sur les sites qui vont dans leur sens. C'est ce qu'on appelle le biais cognitif de confirmation : on préfère entendre ce qui conforte ses idées plutôt que de risquer d 'être déstabilisé par une théorie opposée. La crédulité des internautes est sidérante et l'absence de tout sens critique est très inquiétante, preuve la faillite du système éducatif moderne.
A force de vouloir privilégier la méthode de la découverte par l'enfant, on le livre à une multitude d'informations contradictoires avant qu'il dispose d'une structure mentale lui permettant d' en faire le tri. Faute de lui donner les outils nécessaires à une critique avisée, l'enfant se ralliera au dogme familial ou social de son entourage ou à la thèse qui est la plus à sa portée . Éduquer le sens critique d'un enfant, c'est lui apprendre à discerner le vrai du faux.
Contrairement à ce que l'on a pu croire pendant le XX siècle, la suprématie des mathématiques dans l'enseignement n'est pas forcément le méthode la plus efficace pour former le sens critique. On ne demande pas à l'élève de porter un jugement sur le théorème de Pythagore ou le postulat d'Euclide. On lui demande d'en faire une juste application par une démonstration logique pour résoudre un problème donné. Au contraire, l'étude de ce que l'on appelait autrefois les « humanités » (histoire, littérature, philosophie) présentent à l'élève des point de vues différents parmi lesquels il devra faire son choix.
Encore faut-il que ces humanités soient enseignée de manière intelligente. La pratique de l'exposé est très profitables mais il serait souhaitable que l'élève soit confronté à un contradicteur chargé de défendre une thèse opposée. Malheureusement, il existe un très mauvais exemple à ne pas suivre : les débats sur les chaînes de télévisions qui sont une véritable caricature de ce que doit être une controverse. Les intervenants n'ont le plus souvent aucun respect envers leur contradicteur, se coupant la parole, préférant l'invective à l'argumentation rationnelle, le tout se terminant souvent dans un brouhaha inaudible. L'enseignement scolastique du Moyen-Age avait bien compris l' intérêt d'un débat apaisé en instituant l'exercice de la disputatio. Obéissant à des règles très strictes, comme l'interdiction des attaques personnelles, le refus des arguments d' autorité, et le respect du contradictoire, cet exercice entraînait les étudiants à se former une conviction personnelle après avoir comparé deux opinions opposées.
Dans un monde médiatique où l'image prime sur la pensée, l'instantané sur la réflexion,, les thèses complotistes ont la part belle, d'autant que sur internet l'intelligence artificielle favorise le biais de confirmation en effectuant un tri des informations proposées selon les convictions qu'elle va déceler dans les précédentes recherches de l' internaute. Les commentaires sur les réseaux sociaux se résument le plus souvent à des emoticones et autres like.
Au XVII Destouches affirmait : « la critique est aisée mais l'art est difficile ». Aujourd'hui c'est la critique qui semble difficile.