Les pièges de la liberté d'expression
Par Sir Miichael Tugendhat*
La
liberté d'expression, comme tous les droits de l'homme, est
reconnue pour de bonnes raisons. En 1788, Malesherbes donne deux
raisons qui demeurent toujours d'actualité. L'une nous dit que : «
La discussion publique des opinions est un moyen sûr de faire éclore
la vérité, et c'est peut-être le seul. » L'autre nous
rappelle que cette liberté est essentielle pour tous les peuples
gouvernés par consentement. Il ne peut y avoir de consentement sans
la libre communication des pensées et des opinions, et, souvent,
sans une discussion. Aujourd'hui, d'autres raisons sont également
avancées : il est certain par exemple, que la liberté d'expression
reconnaît la dignité et l'autonomie tout autant de ceux qui
souhaitent communiquer, que de ceux qui souhaitent entendre, ou lire
ce que d'autres communiquent.
Les
discussions publiques peuvent être sensées et raisonnables, comme
elles devraient l'être dans une cour de justice, ou au parlement,
et même dans la presse. Mais cela ne signifie pas qu'elles doivent
être solennelles. Le ridicule peut être un moyen rationnel et
efficace de discussion. Il est certain qu'il s'exprime sans
difficulté par le truchement des caricatures.
À
la fin du XVIIIe siècle, en Angleterre comme en France, les
caricatures servaient couramment dans les discussions politiques.
Beaucoup étaient très offensantes. En Angleterre, il n'existait
pas de loi contre les « injures », sauf dans des circonstances
particulières, comme, par exemple, lorsque sédition ou violence
résultait de l'outrage. Le blasphème était interdit, non pas
parce qu'il était une injure, mais parce qu'il était considéré
comme portant atteinte à l'ordre public. Pour échapper à la
censure, les Français désirant critiquer la monarchie faisaient
imprimer des caricatures à l'étranger, souvent à Londres.
Certaines de ces images étaient des représentations pornographiques
de la reine Marie Antoinette et de membres de son entourage. Les
autorités françaises, n'ayant aucun moyen légal d'interdire le
tirage et la diffusion de ces images se soumirent aux demandes,
proches de l'extorsion, de leurs adversaires. C'est ainsi que les
agents du gouvernement français achetaient toute la série tirée.
Les responsables de ces impressions, collaborant avec le gouvernement
français semblent avoir préféré les gratifications financières
du chantage aux récompenses politiques d'une circulation des
caricatures à Paris.
Malheureusement,
les islamistes du XXIe siècle n'ont pas pris une voie pacifique.
Mais la publication des caricatures ne semble pas non plus avoir
atteint la fin visée par leurs auteurs. Le but de la publication de
caricatures ridiculisant un gouvernement, ou une religion, n'est
pas de provoquer une réaction violente. Si un éditeur rationnel
décide de publier de telles caricatures, il le fera pour illustrer
les défauts et manquements de ce gouvernement ou de la religion
ciblée, et, si possible, pour les réduire. S'il est pensable que
la production de ces images soit peu susceptible d'être comprise,
ou qu'elle soit capable de provoquer une réaction violente, alors
il pourrait être irrationnel de les publier. Ceci n'est pas de
l'autocensure. « Pour que la contradiction soit entendue, encore
faut-il que l'argumentation tombe dans des oreilles averties,
capables de compréhension et de discernement » (LES PIÈGES DU
FANATISME). Si une caricature, ou toute autre critique, ne va pas
être comprise de ceux à qui elle est destinée, alors aucune
infraction ou crime n'est commis, que ce soit en France, ou dans
toute autre démocratie occidentale. Mais revient alors à l'esprit
le mot d'Antoine Claude Joseph BOULAY de la MEURTHE (1761-1840)
apprenant l'exécution du duc d'Enghien, le 21 mars 1804, "C'est
pire qu'un crime, c'est une faute".
En
dehors de la France, le concept de laïcité n'est pas fort
compris, au moins dans les pays anglophones. Aux États-Unis, où le
Premier Amendement exige la séparation de l'Église et de l'État
et la liberté d'expression, les fonctionnaires, les témoins et
les jurés prêtent serment sur la Bible, la Gita, le Coran, ou sur
tout texte qu'ils considèrent comme sacré. Il en va de même au
Royaume-Uni, où le monarque est à la tête de l'Église
d'Angleterre. « En Dieu, nous avons confiance » (In God we Trust
»), est la devise officielle des États-Unis, et « Dieu protège la
Reine » (« God save the Queen ») est l'hymne national du
Royaume-Uni. Ce qui n'empêche pas d'appliquer à ces pays ce que
le Président de la République a dit de la France :
«
la France est un pays attaché à la liberté de culte ... qui, je le
rappelle, est une liberté de croire ou de ne pas croire, mais qui
fait de la France un pays où nous souhaitons que chacun soit citoyen
quelle que soit sa religion, où chacun ait les mêmes droits
politiques, civiques quelle que soit sa religion et où, en quelque
sorte, la société, elle vit avec toutes les religions qui s'y
expriment, et c'est important, la transcendance a une place dans la
société, mais où l'Etat doit garantir ce droit à chacun.
(INTERVIEW DU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE M. EMMANUEL MACRON À
AL-JAZEERA 31 octobre 2020)
Que
doivent donc faire les enseignants, pour faire connaître la liberté
d'expression ? Quoi qu'ils choisissent de faire, ils ne devraient
pas être assassinés, et ils ne devraient pas avoir à travailler
sous la menace de la violence, aussi faible que soit ce danger. On ne
peut pas le dire trop clairement, ni trop souvent. Mais doivent-ils
illustrer leurs leçons avec les images de Charlie Hebdo ? La réponse
dépend de leurs convictions comme de leur pédagogie : que
désirent-ils obtenir de leurs élèves en leur montrant ces images ?
Ils pourraient se demander si, à la fin du XVIIIe siècle, un
professeur éclairé aurait jugé approprié de montrer à des
adolescents les images obscènes de l'époque, ou s'il lui
suffirait seulement de décrire les caricatures comme telles. Ils
auraient alors à décider si un raisonnement du XVIIIe siècle
aurait le même poids au XXIe siècle. Pour répondre à ces
questions, il est utile d'examiner les raisons pour lesquelles la
liberté d'expression est reconnue comme un droit de l'homme.
L'utilisation de telles images, dans les circonstances
particulières de la France d'aujourd'hui, préserverait-elle la
dignité de ceux qui désirent utiliser de telles images, ainsi que
de ceux qui souhaitent, ou qui ne souhaitent pas, les voir ?
L'utilisation de telles images dans une école aidera-elle à
expliquer comment les éditeurs d'un journal pourrait démontrer,
dans un débat public, aux adeptes de l'Islam, ce que l'éditeur
estime être leurs erreurs ou des défauts de leur religion ? Ou
est-ce que les étudiants, ou le public visé par l'éditeur du
journal, ne comprendraient-ils tout simplement pas ?
Le
5 octobre 2020, Samuel Paty, en cours d'éducation morale et
civique, a fait plancher ses élèves de 4e sur la liberté
d'expression. À l'appui de son exposé, il a présenté deux
dessins caricaturant le prophète Mahomet tirés de Charlie Hebdo. Le
professeur avait pris soin de demander à ses élèves si certains
d'entre eux étaient de confession musulmane, avant de montrer les
caricatures. À ces collégiens-là, il avait alors proposé, si cela
les gênait, soit de sortir de la classe en compagnie d'une
auxiliaire de vie scolaire, soit de fermer les yeux quelques
secondes. Le lendemain, une mère contacte la principale du collège
et affirme que sa fille a été mise à l'écart car musulmane.
L'enseignant est invité à s'expliquer avec la famille de la
jeune fille et à « s'excuser s'il avait été maladroit », ce
qu'accepte de faire Samuel Paty. « Il reconnaît une maladresse
sur la question adressée uniquement aux élèves musulmans mais, sur
le fond de son cours, il est dans son bon droit et l'administration
le soutient sans ambiguïté », explique aujourd'hui l'académie
de Versailles. (Le Point, 22 octobre 2020.)
Le
professeur eut raison de reconnaître une maladresse, et
l'administration de le soutenir. Les collégiens de confession
musulmane avaient le droit d'être présents au cours sur la
liberté d'expression autant que ceux auxquels le professeur montra
les caricatures. Le devoir de l'enseignant était de faire la
classe à tous. Mais s'il a proposé aux collégiens de confession
musulmane de sortir de la classe, c'est qu'il savait que son
exposé sur la liberté d'expression pouvait présenter des
difficultés d'ordre moral ou culturel à certains de ces jeunes
gens, et qu'une telle présentation pouvait les gêner. Les droits
aux libertés d'expression et de religion ne sont pas les seuls
droits. Le droit à la vie comme le droit à l'éducation sont tout
autant à respecter. Rien ne peut excuser l'action de l'assassin,
ni la réaction de parents d'élèves qui, refusant l'idée de
maladresse, ont attisé des cendres chaudes qu'il eût mieux valu
éteindre.
*Sir Michael Tugendhat est ancien juge à la High Court d'Angleterre et du Pays de Galles, ancien président de l'Association des juristes franco-britanniques.