un mauvais procès fait à la presse

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       Votre texte s'ouvre et se conclut sur une forme de dénonciation des médias, plus précisément "des excès médiatiques auxquels on assiste aujourd'hui" : sans doute évoquez-vous là l'affaire PPDA et peut-être l'affaire Nicolas Hulot. Elles peuvent être en effet liées au mouvement metoo de "libération de la parole" que personnellement je trouve à la fois, paradoxalement, salutaire et malsain. Mais ce n'est pas mon sujet et ma réponse, de journaliste, s'intéresse à ce rôle des médias que vous dénoncez, faisant écho à cette dénonciation que les médias s'érigeraient en procureurs sans mandats, faisant fi de tous les principes de la justice pour livrer des innocents présumés à la vindicte populaire.

        Cette dénonciation d'un secteur du journalisme d'enquête ne date pas d'aujourd'hui et de ces récentes affaires (https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-grand-temoin/brooke-gladstone-la-haine-contre-les-medias-a-toujours-existe_1760897.html)! Et si Mitterrand parlait des "chiens" , il faut rappeler que Le Canard enchaîné a été créé en 1915 avec rapidement la vocation d'enquêter et de révéler les scandales de notre bonne république et de ses élites. Et à ce titre le volatile a pris beaucoup de plombs du calibre que vous tirez ici! Par ailleurs, un des plus célèbres articles de l'histoire de la presse ne s'intitule-t-il pas "J'accuse", son auteur se plaçant précisément dans le défaut d'une justice bancale? Combien d'affaires seraient restées clandestines, se seraient poursuivies sans la dénonciation des médias? Affaire Dreyfus, Watergate, plus récemment des Panama Papers, combien de fois la presse a-t-elle su mener l'enquête là où la justice et la police ne se seraient pas aventurées?

          Dans le domaine des scandales sexuels, l'affaire Epstein est exemplaire : l'homme d'affaire (qui résidait au moins le tiers de l'année à Paris, mais c'est un détail...), arrêté en 2019 pour avoir livré au viol des dizaines de mineures dans les orgies qu'il organisait, l'avait été pour des motifs similaires en 2008. Fort de son réseau, le prédateur n'a fait que 13 mois de prison, pour être à nouveau libre de s'adonner à ses orgies criminelles, avec une forme d'immunité garantie par son influence affairo-politique devait-il penser, en ayant presque raison. Presque, car il a négligé ce que l'on nomme, en effet, le cinquième pouvoir et l'acharnement d'une journaliste, Julie Brown du Miami Herald, dont l'enquête a enfin fait tomber définitivement le prédateur. La justice n'a pu se charger d'Epstein, suicidé dans sa cellule, mais sa complice vient d'être reconnue coupable de 5 des 6 chefs d'accusation portés contre elle.

         Vous citez, en exemple de dérapage médiatique (et ceux-ci existent très certainement, tous les pouvoirs peuvent corrompre, être instrumentalisés ou mal utilisés, y compris le pouvoir judiciaire!) , les affaires d'Outreau et Baudis. Concernant l'affaire d'Outreau : celle-ci est née devant la justice, s'est développée devant la justice et s'est réglée par la justice. Les graves dysfonctionnements relevés dans cette affaire sont ceux de la justice et des services sociaux, non de la presse, qui certes a pu suivre l'emballement fou de la justice dans cette affaire, mais elle ne peut en aucun cas tenue pour responsable ou coupable des dysfonctionnements qui ont mené à l'emprisonnement injuste des accusés. La couverture médiatique de l'affaire a certainement nuit à l'image de ces innocents présumés, et confirmés, mais on peut difficilement penser qu'une affaire de cette ampleur, apparente, et de cette gravité, ne suscite aucune couverture médiatique. Et hélas, dans la presse comme partout, il y a les bons journalistes, les moins bons et les mauvais et l'affaire d'Outreau aura aussi abouti à un examen de conscience dans ce domaine, mais le premier et principal dysfonctionnement dans cette affaire est celui de la justice. (le chapitre Rôle des médias est éclairant : https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_d%27Outreau#cite_note-36.

Dans l'affaire Baudis, le rôle des médias est, j'en conviens, plus coupable et le mal fait, le salissement d'une réputation, s'est fait par eux. Mais comme je le note plus haut, il y a de mauvais journalistes comme de mauvais magistrats (en l'occurrence Karl Zéro dont la carrière s'est effondrée à la suite) et les journalistes ne sont pas à l'abris de se faire manipuler et cette affaire est d'un bout à l'autre celle d'une grande manipulation. Il convient de rappeler aussi où et par qui elle a débuté : sur le plateau de Tf1 où Baudis lui-même avait tenu à venir la révéler. Soit emballés, soit manipulés, les médias ne peuvent être considérés comme les moteurs de ces affaires, l'huile du moteur peut-être, de l'huile sur le feu certainement, mais ils n'en sont ni à l'origine et ce ne sont pas eux qui ont géré leurs développements.

L'affaire Hulot semble, elle, prendre un chemin inverse : en 2018 le nouveau mag Ebdo enquête et dénonce des agressions sexuelles de NH. Mais l'homme est puissant et c'est finalement le journal qui est dénoncé, conspué, et doit mettre la clé sous la porte quelques semaines plus tard, toute une rédaction est licenciée (https://www.franceculture.fr/emissions/superfail/affaire-hulot-pourquoi-n-a-t-on-pas-cru-ebdo). La relance de l'enquête par Apathie puis Elise Lucet en 2021 apporte des éléments sérieux pour penser que NH est en effet un prédateur sexuel. Une plainte pour viol, déposée en 2008, n'a pas eu des suite (prescription) mais en 2021, la justice a fini par ouvrur une enquête préliminaire. Il est difficile de penser que certaines des victimes déclarées, la petite-fille de Mitterrand, l'animatrice Maureen Dor dont les témoignages sont apparus alors que les investigations journalistiques étaient déjà avancées, aient été maîtresses d'oeuvre d'une conjuration visant à compromettre NH. Dans le cas PPDA, c'est en effet par une journaliste que le scandale est arrivé, mais d'abord au palais de justice par la journaliste qui s'y est plainte d'avoir été violée, avant qu'elle ne sorte dans les journaux. Et pour cause, les neuf plaintes déposées au cours de l'enquête préliminaire ont été jugées prescrites et vous écrivez très bien comment les médias peuvent constituer un terrain de réparation pour des victimes qui ne peuvent plus avoir recours à la justice. Faut-il les condamner pour cela? Mieux, leur silence poursuivi ne constituait-il pas une forme de non assistance à personnes en danger, l'homme poursuivant tranquillement ses agressions? Aujourd'hui les femmes qui se retrouvent dans l'entourage d'un Hulot ou d'un PPDA savent à quoi s'en tenir, comme celles qui pourraient laisser leurs enfants approcher d'un Matzneff ou d'un Duhamel... Sans les médias, ces puissants prédateurs additionneraient encore des victimes. Face à la délinquence en col blanc, à la corruption d'Etat, aux libertés délictuelles voire criminelles que s'accordent certains puissants, la Justice aux yeux bandés ne peut se passer du concours du journalisme.

      Enfin, je ne vois pas en vertu de quoi Libé s'interdirait de publier des dizaines de témoignages concordants et vérifiés : la présomption d'innocence doit être systématiquement rappelée dans la presse (je crois que la loi, heureusement, nous y oblige) mais elle est un principe de justice, pas de journalisme. La justice a son éthique comme le journalisme a sa déontologie. La base du journalisme est de croiser, et de recroiser ses informations, de mettre ses informateurs à l'épreuve et d'enquêter sur eux aussi. Libé, ici, n'a fait que reprendre une enquête judiciaire déjà menée : est-ce vraiment alors un "tribunal médiatique" excessif? Pour conclure, comme le juge, le journaliste est humain et peut, comme le juge, commettre des erreurs. Les erreurs judiciaires ont des conséquences nettement plus lourdes que les erreurs médiatiques mais, heureusement, elles restent dans les deux cas des exceptions et les erreurs journalistiques finissent toujours par être révélées, quand les erreurs judiciaires sont si difficiles à faire reconnaître : les médias impliqués dans l'affaire Baudis ont rapidement fait leur mea culpa, mais Omar Raddad peut bien attendre... Ainsi pour une erreur médiatique, combien d'enquêtes bien menées ont permis de révéler voire résoudre des affaires qui n'auraient pas intéressé la justice? Une grande mission du journaliste et d'aller là où les autres ne vont pas, soient qu'ils ne puissent pas, soient qu'ils ne le veulent pas, soit qu'ils n'en aient pas l'idée : sur les terrains de guerre et dans les coulisses des ministères, auprès des puissants et des damnés de la terre, dans les commissariats ou parmi les gangs et les milices. En fait partout où c'est la merde et, dans ce sens j'en conviens, nous sommes des fouilles-merde mais d'indispensable fouilles-merde, indispensables à la vérité, à la démocratie et à la justice souvent!

Laurent de Saint Périer