Vers un putsch des juges?
Depuis la mise en examen de Madame Buzyn et les condamnations en première instance du Président Sarkozy, la judiciarisation de la vie politique est un sujet d'inquiétude pour beaucoup. Au nom de la séparation des pouvoirs théorisée par Montesquieu, aucun des trois pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire ne doit pouvoir interférer sur les autres. Il est aujourd'hui reproché au pouvoir judiciaire d'empiéter sur les pouvoirs exécutif et législatif et certains parlent même de coup d' état judiciaire.
Pour examiner cette question, il convient de distinguer les juridictions nationales et les juridictions européennes.
Au niveau nationale, le phénomène de judiciarisation est amplifié par la pénalisation des conflits. Si un plaignant choisit de poursuivre un élu, deux voies s' offrent à lui : soit il choisit d'agir au civile, c'est à dire demander des dommages et intérêts un tribunal civil, soit de déposer une plainte au pénal. Dans le premier cas, il devra apporter les preuves au soutien de sa demande et supporter les frais et honoraires de cette action : avocat, experts, huissiers etc. Dans le deuxième cas, il lui suffit de déposer une plainte dans n'importe quel commissariat et c'est soit le procureur, soit un juge d' instruction qui se chargeront de tout. Si la plainte n' aboutit pas, il n'y aura aucune conséquence. On comprend dans ces conditions que ce soit toujours la voie pénale qui soit privilégiée par les plaignants. C'est ainsi que plus de 400 plaintes ont été déposées contre Madame Buzyn, mais seulement 18 ont été retenues pour être instruites. Les 382 autres plaintes non retenues n'auront aucune conséquence pour leurs auteurs ce qui est anormal. Si le fait de porter abusivement plainte contre quelqu'un entraînait automatiquement la prise en charge par le plaignant de tous les frais de justice entraînés par cette action, il est probable que la judiciarisation de notre vie politique baisserait d'un cran et les tribunaux seraient moins encombrés.
Le pouvoir judiciaire peut usurper des prérogatives législatives si sa jurisprudence s'éloigne trop de que dit la Loi. Le juge peut interpréter la loi lorsque cela est nécessaire, soit parce que la Loi est confuse , soit qu'une situation nouvelle n' aie pas été prévue par le législateur, mais il ne peut le faire que dans l' esprit de la loi et non contre la loi. Si la jurisprudence s' éloigne trop de la loi, le pouvoir judiciaire va créer le droit ce qui outrepasse sa mission. Il arrive aussi qu'une juridiction rende une décision outrancière en appliquant à la lettre la loi pour démontrer la nécessité d'une réforme de cette même loi. Cette pratique que l'on nomme « l' appel à la loi » est heureusement assez exceptionnelle. Quoiqu'il en soit, le dernier mot reviendra toujours au pouvoir législatif qui peut prendre une nouvelle loi contraire à la pratique jurisprudentielle. Si le Conseil Constitutionnel rend une décision qui est contraire à la volonté national, on peut changer la constitution et le conseil devra se soumettre. Si la conseil d'état censure un décret , l' exécutif peut passer outre en proposant au parlement de voter une loi devant laquelle le conseil d'État devra se soumettre. Idem pour la Cour de cassation.
Le pouvoir judiciaire peut également être tenté de se mêler des affaires du pouvoir exécutif en portant des jugements sur son action. La fronde des parlements sous Louis XV est un bon exemple de cet abus de pouvoir du législatif. Dans la stricte théorie de la séparation des pouvoirs, le pouvoir judiciaire ne devrait pouvoir entraver le pouvoir exécutif. C'est la justification de l' irresponsabilité pénale. Elle existe pour le chef de l' État qui ne peut être poursuivi pendant son mandat pour quelle que cause que ce soit. Les représentants du peuple jouissent du même privilège puisqu'ils ne peuvent être attraits en justice que si leur chambre respective lève leur impunité. Les élus européens bénéficient de la même protection. Par contre, les élus locaux n'ont pas ce privilège, ce qui explique la désaffection pour les responsabilités locales. Les ministres, pour leurs actes de gouvernement, peuvent être poursuivis, mais s'ils ne bénéficient pas d'une immunité, il jouissent cependant d'un privilège de juridiction puisqu'ils ne peuvent être jugés que devant la Cour de Justice de la République( CJR) dans laquelle les parlementaires ont une très large majorité.
Quoiqu'il en soit, on voit bien qu'au niveau national, ce sont les pouvoirs législatif et exécutif qui ont le dernier mot. Il est donc à ce niveau totalement inapproprié de parler de coup d' État des juges.
Au niveau européen, le reproche fait à certaines instances européennes d' empiéter sur le domaine du gouvernement ou du législateur est fréquent. Il faut ici distinguer entre deux institutions européennes dont les missions sont distinctes.
La première, la Cour de Justice de l'Union Européenne ( ancienne CJCE) est en charge de veiller au respect du droit européen par les États membres ( Les 27) et par les Institutions Européennes. Si la CJEU rend une décision contestable, le Conseil des ministres ou le parlement européens pourront la contrer par un nouveau règlement. Ici encore, on ne peut donc parler de débordement du judiciaire sur les autres pouvoirs. Accepter de déléguer une partie de la souveraineté nationale à l'Union Européenne est une chose concevable dans la mesure où chaque pays dispose de députes au parlement européens et d'un veto au conseil de ministres de l' Union Européenne.
Par contre, il n'existe pas de mécanisme comparable avec la seconde institution , la Cour Européenne des Droits de l'Homme CEDH) qui doit veiller au respect par les états membres ( 47) de la Convention Européenne des Droits de l' Homme.
Il faut souligner que la Cour a été instituée en 1953 mais que la France ne l'a ratifiée qu'en 1974 et n' a accepté les recours individuels qu'en 1981. Des voix de plus en plus nombreuses s'élèvent pour critiquer cette institution dont l'aspect supranational choque. Il est à noter que la France est régulièrement condamnée notamment pour l'état de son système pénitentiaire.
Le vrai reproche que l'on peut faire à cette juridiction, c'est qu'il n'y a aucun recours possible contre ses décisions. Les seules possibilités pour un gouvernement condamné sont soit de sortir partiellement de la convention, soit de s'asseoir sur la décision rendue puisque la CEDH ne dispose d' aucun moyen de coercition sur les États signataires de la Convention. L'une et l' autre sont de mauvaises solutions : sortir de la convention est politiquement difficile, ignorer une décision judiciaire est toujours embarrassant dans un état de droit.
Il est de plus toujours question que l'union Européenne en tant que telle devienne membre de la Convention Européenne des Droits de l'Homme , ce qui aurait pour conséquence que les directives , règlements et les arrêts de la CJEU pourraient être jugés par la CEDH.
Il peut paraître anormal qu'un juge venant de Croatie, d'Arménie, d'Azerbaïdjan , d'Albanie, de Russie ou de Turquie puisse participer à l' élaboration d'une décision juridique immédiatement applicable en France sans aucune voie de recours, d'autant que les juges, sous l'influence du droit anglais, revendiquent une très large liberté d'interprétation de la Convention. Une perte de souveraineté semblable est difficile à accepter, ce qui peut expliquer la position prise par M. Barnier au sujet de l' épineux problèmes des immigrés illégaux.
A l'heure où il est nécessaire de marcher vers une intégration plus poussée de l'Union Européenne, il contre-productif d'indisposer les citoyens avec des pertes de souveraineté non maîtrisées. Pour les membres de l' Union Européenne, la CEDH vient inutilement brouiller les cartes. L'organisation des pouvoirs au sein de l' Union Européenne est déjà suffisamment complexe pour le commun des citoyens sans qu'il soit nécessaire d'en rajouter. La vraie question qui doit donc se poser est celle d'empêcher que la CEDH ne devienne un outil de gouvernement des juges.